LE SENS DE LA TERRE
Métaphysique du paysage, géométrie du réel
Gaston Bachelard, L’air et les songes
Quatre décennies de fidélité à la pratique de la photographie n’ont pas entamé la passion que je lui porte depuis presque toujours. Et pour le photographe que je suis, toujours ce goût viscéral, ce besoin d’arpenter le terrain, d’être au monde, les pieds sur terre, à la rencontre des autres et de soi-même.
Seulement voilà, 2020 - année tellurique - est passée par là, avec son cortège de restrictions, sa litanie d’interdits et d’obligations, secouant jusque dans ses fondements l’ensemble de nos rapports humains, affectant brutalement l’interaction sociale, laissant nombre d’artistes dans le sentiment d’un vide sidéral. De ce fait, pour 2021, j’ai provisoirement mis entre parenthèses mes thèmes où le contact rapproché avec les gens est central comme la famille, le corps intime ou le corps associé au sport, ressentant l’impératif d’un autre partage essentiel en ces temps bouleversés : le paysage.
Déjà tout gosse, la géographie m’attirait et l’Histoire, son corollaire, me captivait. Adolescent, j’écrivais aux consulats d’états européens afin qu’ils m’adressent leurs cartes territoriales et routières. Je les contemplais goulûment comme un fétichiste de topographies bigarrées. Ces investigations me procuraient un délicieux sentiment de familiarité avec les pays convoités et par là même me donnait l’élan de me projeter dans les futurs espaces à explorer voire à conquérir. Je planifiais méthodiquement des voyages en Europe avec chaque jour son descriptif, son coût, sa durée, son moyen de transport, ce qui au fond laissait peu de place à l’aventure mais suffisait à nourrir mon imaginaire. Tous ces projets souvent en lien avec des lieux et des faits historiques n’ont bizarrement pas ou peu abouti, ce qui m’a donné le goût de la France.
Cette France que je croyais bien connaître, je l’ai sillonnée en voiture, en train, à vélo, à pied, et même parfois survolée en Cessna 172 et ULM, mais il m’est véritablement difficile de lui accoler un pronom possessif et dire, par exemple, « Ma France », me sentant plus relié au monde - voire à une certaine idée du cosmos - plutôt qu’à un quelconque principe de nationalité. Cependant, paradoxe assumé, à l’instar de certains peintres du 17 è siècle qui ont peu quitté leur cité hollandaise, je ne me suis guère éloigné de cet hexagone, chérissant ses horizons et m’inscrivant peu à peu dans son identité dans une relation presque atavique.
En me repenchant sur la carte de France et son territoire, j’ai révisé à la baisse ma prétention d’une connaissance accrue de ses contours et de son «ventre». Habitant de l’Est, mon cœur a toujours vibré à l’Ouest ; bien sûr j’ai traversé jadis les deux Savoies mais je ne garde qu’un souvenir lointain et vaporeux de mes épisodiques passages dans ces régions alpestres pourtant si proches de mon logis lyonnais actuel. Et ce sont ces vallées et montagnes qui paraissent m’appeler aujourd’hui pour une redécouverte en conscience et une exploration ciblée mais approfondie, guidé par le seul instinct, du printemps 2021 à l’été 2022.
Trois plus deux. Trois régions condensées en trois Parcs régionaux, ceux du Vercors, du Haut-Jura et des Volcans d’Auvergne, voilà mon immersion prévue en voiture et en randonnées pédestres échelonnées sur trois semaines chacun en différentes saisons.
Forêts, lacs, collines, sommets, plateaux, mais aussi petits et grands villages car je suis plein de tendresse pour ces bourgades typiques dénuées de spectaculaire qui font aussi la France. La Tour d’Auvergne, Laqueuille, Picherande, Apchat, Saint-Lupicin, Choux, Coiserette, Chichilianne, Font d’Urle, Avignonet, autant de noms poétiques qui mettent en mouvement l’homme et le photographe. Et puis deux autres sites déjà approchés et qui m’interpellent à nouveau - pour un séjour de quatre jours chacun.
Le 27 décembre 1987, j’ai passé une journée mémorielle à Annecy au bord du lac sur les traces d’un ami suicidé sur un banc au petit matin un mois plus tôt. Une série a émergé, « Le voyage à Annecy », empreinte d’une atmosphère symbolique, fantomatique, et j’éprouve maintenant le désir de retourner sur les rives de ce lac savoyard pour le parcourir de bout en bout, grimper sur ses pentes et goûter à ses horizons mirifiques.
Puis, autre ascension, le majestueux Mont- Ventoux dont le sommet chauve et blanc semble toujours enneigé même en plein été. Ce point culminant à la surface lunaire exerce sur mon être une étrange fascination sitôt aperçu même à des dizaines de kilomètres et j’attends le moment favorable pour retourner sur ses flancs, son dôme et ses villages alentours.
L’intérêt artistique du présent projet réside dans le fait d’ajouter une pierre angulaire à un long parcours de prises de vues consacré à ce qu’il est convenu d’appeler le « paysage » et de lui donner une impulsion pour l’édition d’un futur livre. C’est aussi la joie d’empoigner à nouveau mes appareils photo argentiques laissés pour compte ces derniers temps et de les associer à la grande tradition du noir et blanc adoptée depuis mes premiers déclics, même si la pratique de la couleur m’est devenue coutumière depuis 2012.
Avec la patience du jardinier et l’inspiration du poète, je désire m’embarquer vers des terres méconnues pour tenter d’en extirper l’énigmatique équation qui unit le foisonnement de la Nature (autant comme objet de contemplation que comme cicatrices d’une terre dégradée par la main de l’homme) et ma présence au monde (le mystère d’être incarné, la révélation de soi).
Si mon appareil photo était un instrument de musique, j’aimerais qu’il dégage des sonorités intimistes qui prêtent à l’introspection. Et qu’il n’y ait rien entre l’âme du photographe et de ce qui en sort.
La présence de mon ombre ou de ma main incrustée dans un décor souligne cette quête existentielle, comme une empreinte éphémère qui s’empare des lieux. On voit donc que le paysage n’est pas un sujet en soi, pas plus que le portrait ou la photo de rue la photographie forme un ensemble où tous ces genres se mêlent pour incarner une pensée, celle de l’artiste, danseur et funambule qui cherche et doit trouver la bonne distance, le bon moment, le bon équilibre bref, l’art de saisir, comme ça, magiquement, le « kairos » (la justesse du coup d’œil, le temps du moment opportun, l’intervalle décisif, un instant éphémère).
Mes paysages sont plus des visions reliées entre elles par ce que l’on pourrait nommer « la danse des flots, la majesté des cimes, l’esprit de la forêt et les lumières de la ville ». La pensée poétique de Gaston Bachelard m’accompagne et les quatre éléments seront le fil conducteur en filigrane de ma nouvelle aventure. J’aime photographier les sols et les murs, le plus souvent dans une lumière dure d’été. Ces captures de matière personnifient ma grande et primitive passion, la géométrie qui me ramène au réel.
Je me suis longtemps défié des idées. En parfaite harmonie avec la subtile pensée analytique de Jean-Claude Lemagny (et quitte à oser reprendre certains de ses propres mots admirables), j’aimerais voir accroché aux cimaises des photographies cristallines exemptes de toute phraséologie comme autant de verbiage stérile qui alimente ma conviction qu’entre le perpétuel débat entre le réel et les idées que l’on se forge, ce sont ces dernières qui doivent s’incliner devant un réel triomphant et laisser la place à ce que Zarathoustra appelle « le sens de la terre ».
Hiver 2021