Crocodiliens

Tout a commencé par un coup de foudre.
J’ai consacré la plus grande partie de l’été 2006 à réaliser des portraits-nus de couples où la précédente métaphore de la passion amoureuse trouve plus naturellement sa place et sa pertinence. En visite dans un zoo pour nourrir mon appétit photographique, par une de ces matinées ensoleillées qui donne envie de se lever tôt et battre la campagne, je suis tombé en arrêt devant d’étranges créatures qui semblaient m’attendre comme si nous avions rendez-vous, flottant tels des troncs d’arbres dans l’eau verdâtre de leur aquarium, surpris dans leur fascinante immobilité : c’était des caïmans à lunettes. La structure allongée de leur museau et cette bizarre quatrième dent émergeant de leur mâchoire donnent l’impression qu’ils sourient toujours et j’ai interprété cette curiosité morphologique comme une invitation à faire connaissance avec eux.

L’envie de me les accaparer fut égale à celle éprouvée avec les mangabeys de Côte d’Ivoire rencontrés au Jardin d’Acclimatation exactement vingt ans auparavant à Paris. Comme pour nos cousins primates, je savais que je n’irai pas crapahuter dans la chaleur exotique de leurs territoires. Non, c’est plutôt sur fond de captivité que j’ai préféré déambuler pour observer les silhouettes de ces redoutables reptiles nimbés d’une lumière mystérieuse et saisir sur le vif leurs déplacements tantôt lents tantôt imprévisibles. Sans intention de proposer un portrait animalier, j’ai néanmoins découvert une variété plurielle d’espèces : le crocodile du Nil (le seigneur des saigneurs), l’alligator de Chine (une rareté), le gavial (une curiosité), le caïman à lunettes (une multitude).

Crocodylinae n’a pratiquement pas évolué depuis son apparition il y a environ deux cents vingt millions d’années, ce qui fait de lui l’un des doyens du règne animal. En observant ce reflet vivant de l’ère Mésozoïque, le regard hypnotisé par ce prédateur fabuleux, un vertige me saisit, ma pensée vacille et plonge dans un voyage mental au cœur du Jurassique. L’imaginaire remonte les temps immémoriaux de notre histoire, ravive les primordiales interrogations existentielles, réveille les frayeurs irrationnelles ancestrales, ranime de douces terreurs enfantines.

Captivé par son aptitude à rester statufié la gueule ouverte des heures durant, sidéré par sa capacité à lancer en un clin d’œil une de ces embuscades foudroyantes qui ne laissent pratiquement aucune chance à sa victime, peut-être ai-je été poussé à retrouver des traces d’enfance dans « jouer et aimer jouer » à me faire peur. Ou bien, plus troublant, ai- je perçu inconsciemment dans cet être anachronique aux écailles luisantes rappelant les armures des samouraïs, l’envers de mon humanité ?

Aujourd’hui, j’ai remballé mes fantasmagories pour offrir aux yeux du public les images de ceux que j’ai souvent appelés « mes » crocodiles et qui seront peut-être les vôtres, le temps d'un regard.

Jean-Marc Coudour
Automne 2008