MERCI DE GARDER VOS DISTANCES
Mais pourquoi nous les rendent-ils si tristes ?

« La photographie est un art élégiaque, un art crépusculaire.
Par la seule vertu de la photographie, l’aile du pathétique effleure presque tous les sujets.
Un sujet laid ou grotesque peut être émouvant,
du fait de la dignité que lui a conférée l’attention du photographe. »
Susan Sontag, Sur la photographie

Le printemps 2020 s’annonçait pourtant si bien, revigorant, fruité. Seulement voilà, en mars (Mars, dieu de la guerre !), coup de théâtre, trois milliards et demi de personnes vont être confinées ou appelées à rester partiellement chez elles. Jamais dans l’histoire de l’humanité un tel événement ne s’était produit. Notre vie quotidienne s’en trouvera brutalement transformée : obligations, autorisations de déplacement, pénuries, restrictions, sanctions avec la peur entretenue comme instrument d’obéissance. Stupeur et sidération, nous serons arrêtés dans nos vies, on connaitra plus tard les conséquences sociales et psychologiques de ces directives musclées. Quant à moi, Il faudra plusieurs mois avant de sortir de l’état de prostration dans lequel m’avaient plongé les mesures gouvernementales dont la justification présidentielle était de « faire la guerre » à la propagation d’un nouveau coronavirus. Mon appétit de créativité fut stoppé net. Le mot confinement sorti des oubliettes était désormais sur toutes les lèvres. De rares sorties étaient tolérées dans un périmètre restreint sous contrôle policier. Terminée donc la passion des photos prises sur le vif dans la rue, l’envie n’y était plus. Il faudra attendre neuf mois et l’automne-hiver 2020 pour qu’une nouvelle lueur providentielle illumine mon esprit asséché et mis en veille.

Usager quotidien des transports en commun lyonnais, j’ai remarqué un beau jour ce que je n’avais pas su ou voulu voir auparavant : dans le métro, autour de moi, les voyageurs serrés les uns contre les autres sagement masqués, et sous ces masques, des yeux souvent résignés - hébétés, des regards hagards - dans le brouillard. C’est alors qu’une envie irrésistible me prit de raconter en images ce que cette folle période offrait à mon regard incrédule. Outre les gens, je photographiais parallèlement des couloirs et des quais de métros vides, des terminaux de bus, des affichettes sécuritaires - paysages intérieurs et extérieurs bouleversés par les consignes de prévention, autant de symboles sémiotiques d’une société prise en flagrant délit de catastrophe. J’adoptais un mode opératoire qui m’est peu coutumier, mais que je jugeais dans cette conjoncture le seul requis pour nourrir en dernier recours mon nouvel élan créatif. Tel un journaliste voulant obtenir une information qu’on lui refuse autrement, j’infiltrais le réseau en « sous-marin » muni d’une caméra discrète, saisissant des images à la sauvette, en catimini et donc un peu en voleur, il faut bien le dire. C’est peut-être ce sentiment grisant de transgression qui m’a stimulé à produire jusqu’à fin 2022 plusieurs séries d’images réalisées sans plan préconçu, de manière instinctive, habité subito d’un sentiment d’alacrité merveilleux en contraste avec mon état antérieur de citoyen blessé et de créature dominée par le spleen. La vie avait repris le dessus.

Après la fâcheuse communication de l’exécutif au printemps 2020 sur l’inutilité des masques puis, revirement à 180°, de l’impérieuse nécessité à les porter et les rendant de fait obligatoires pour tous dans les lieux publics, on a pu assister ici ou là, à des scènes ubuesques. Insultes, altercations véhémentes, empoignades verbales virulentes entre les partisans du port du masque et les plus rares réfractaires à son usage, j’ai régulièrement été témoin de tensions inédites en me demandant jusqu’à quand nous devrions subir le spectacle navrant de cette paranoïa grotesque. La vision quotidienne de la foule s’entassant dans les rames de métro ou les autobus en outrepassant malgré elle la directive de « garder ses distances » impossible à tenir en période de pointe, a maintes fois provoqué en moi ce sentiment diffus proche de ce que Freud appelait « l’inquiétante étrangeté ». Ce qui m’était familier avant l’épidémie - ce répétitif et ce banal que sont mes trajets journaliers dans les transports en commun et la promiscuité habituelle avec la multitude d’anonymes - se transformait progressivement en une forme d’anxiété radicale face à mes voisins aux visages cachés, et cette vie coutumière abruptement modifiée par les dispositions sanitaires coercitives m’apparaissait chaque jour durant comme la doublure inquiétante d’un inconnu sorti des profondeurs.

Peu enclin à l’auto-analyse, il me semble cependant utile de souligner ici que l’ensemble de mes thèmes photographiques reflète plus la poursuite d’une émotion métaphysique que l’exploration de l’actualité sociétale, même si j’ai pu « couvrir » en pseudo-reporter diverses manifs à Paris ou à Lyon. La politique et les questions sociales qu’elle engendre ne me sont certes pas indifférentes, au point même parfois d’éprouver le regret de ne pas avoir su m’engager dans la réalisation d’un grand sujet à la dimension sociopolitique. Mais voilà qu’aujourd’hui, ma nouvelle production d’images nous plonge au cœur du réel, celui que l’on se coltine, et « le réel, c’est ce qui cogne » affirmait Jacques Lacan. Ce qui m’a poussé à déclencher au cœur de cette société chamboulée ? Une morphologie séduisante, un comportement singulier, la présence brouillonne d’un groupe de personnes, un style, une tenue vestimentaire insolite, bref la mode curieuse et inventive miroir de notre époque. Drôle d’époque d’ailleurs où les réseaux de communication n’ont jamais été aussi denses et où cependant chacun ou presque s’isole dans sa bulle rivé à son téléphone portable dans une addiction insidieuse, révélant les corps tristes.

Les photographies sont des pièces à conviction, écrivait Susan Sontag. Si mes photographies dépeignent le moment d’une société déboussolée – c’est-à-dire hors d’elle, départie de son bon sens et de son esprit de tolérance, il n’est pas exclu que ces séries demeurent comme une modeste trace tangible d’un moment attesté. Et en ce sens, qu’elles puissent constituer un document pleinement sociologique et peut-être même, au-delà, éminemment politique.

Jean-Marc Coudour.
Hiver 2023