Les enchaînés

De mon travail entrepris sur les coulisses de la sexualité sans interdit, il ne demeure que ces portraits réalisés à Paris entre 1993 et 1995. J'ai détruit les négatifs de ces pratiques ultimes dans l’apparence d’une calme résolution, une nuit singulière de mai 1996.

Trois ans durant, j'ai photographié des personnes en action au cœur de rituels où «l’extrême» était le centre de gravité – la règle. Le plaisir et la douleur dansaient ensemble sur le visage des protagonistes dans un ballet alternatif troublant, suscitant la confusion des sentiments. Au milieu de cette "nuit de Walpurgis" où je sacrifiais ces images en noir et blanc, pourtant dénuées d’obscénité ou de voyeurisme, engendrant le silence plutôt que le commentaire, une intuition me prévint d’épargner tous les portraits que j'avais réalisés parallèlement. Il faudra à présent regarder ces figures avec en tête le mystère de cette destruction. A celle-ci suivit la perte progressive de la mémoire, l’oubli volontaire des scènes captées sur le vif, dissolution mentale dont l’avantage fut d’éviter toute tentation de repentir.

Dix ans après, je présente ces visages aux «yeux grands fermés» honorant l’objectif, certains remplis d’interrogation, tous surpris dans leur humanité, au-delà des clichés convenus. «Anges du bizarre», homos enchainés aux rites SM, c’est aussi la génération VIH que j’ai mise ici en lumière, en prise directe avec la bataille féroce des années 90 face au spectre du SIDA. Beaucoup sont tombés au champ d’horreur en victimes expiatoires, et aujourd’hui encore, le combat continue.

Je dédie avec gratitude ces photographies aux absents décimés par la maladie qui m’ont donné leur part de lumière et à ceux qui poursuivent leur route ici-bas -comme un hommage vibrant à l’âme des survivants.

Jean-Marc Coudour
Printemps 2006