Quinze images seulement.
Tendues vers nous comme des miroirs.
Comme des questions.
Des hommes. Des femmes. Des gestes quotidiens. Des visages détournés, à peine perceptibles, à peine identifiables. Un profil entraperçu. Des corps cachés, à peine découverts le temps d’une main serrant une corde, d’une main s’élevant en prière, d’un pied nu sous l’ourlet d’une chasuble, si humain qu’il en paraît presque indécent.
Et des murs, et des couloirs, des portes, des escaliers, des marches, les lames en chevron d’un parquet, des lignes, des plans, un labyrinthe de pierre et de bois, dont les seules ouvertures vers l’extérieur dégorgent un flot de lumière comme venu de nulle part qui dessine et détermine et l’image et les êtres : des hommes et des femmes qui ont choisi de laisser leur vie se remplir de Dieu.
Un travail sans relâche.
Sans repos.
Ici pas de quiétude.
Ici pas d’inquiétude.
Tout est silence.
Tout est prière.
Ici tout est affaire de lumière.
De quête de lumière.
Celle du photographe,
Celle du photographié
Ce qui est derrière.
Ce qui est devant.
De part et d’autre de l’appareil, ces quêtes se répondent, avec la lumière comme révélateur, la lumière comme objectif.
Lumière qui n’est pas seulement ce qui montre, mais aussi la raison de ce qui est montré.
Lumière inondant le bout d’un couloir. Lumière quadrillée d’une fenêtre dessinant d’un trait blanc et nerveux le profil d’un penseur. Lumière reflétée par le bois ciré du sol, traversant une loupe, rayonnée par un vitrail, irisant la fumée d’encens d’un office, éclairant comme un Vermeer de Delft une moniale qui flotte toute droite dans un escalier, longeant une incompréhensible et symbolique ombre cassée, la sienne.
Mais aussi lumière d’un engagement spirituel et actif, d’une vie révélée.
Regardez ces images.
Regardez-les.
Elles bruissent de vie, qui l’eut cru ?
Elles résonnent de bruits de pas, de chants, de murmures, d’adorations, d’échos et de rumeurs dans le silence.
Un monde parallèle au nôtre.
Un monde qui est le nôtre.
La contemplation n’est pas inerte.
Elle est énergie.
Elle est joie.
Ici tous savent ce qu’ils ont à faire. Alors ils marchent, travaillent, réfléchissent, chantent, prient, ignorants de l’objectif qui les visent, ignorants de la présence du photographe, de la beauté dans laquelle ils se meuvent et de la beauté même qu’ils dégagent. Car la beauté est là.
Intangible.
Intemporelle.
Inexplicable car procédant du mystère.
Et là est l’art de Jean-Marc Coudour, dans ces images nées de la fulgurance, et dont le photographe est absent, forcément absent, car l’absence est condition sine qua non de tout acte créateur, de toute possibilité d’incarnation. Et c’est ce regard insoupçonné qui rend possible ces images impossibles. Qui rend réalisable ce transfert de l’intrusion, cette mise en conscience face à des choix que nous n’avons pas fait. Nous sommes de l’autre coté de l’objectif, de l’autre coté de l’œil, comme d’un miroir, à égale distance. Et nous le savons.
Ainsi par la communion de l’artiste avec ce qui l’entoure, nous nous retrouvons, intrus et spectateurs, commotionnés et actifs.
Et c’est bien notre tour.
C’est aussi notre chance.
Si la beauté la plus tranquille doit faire mal, il y a là de quoi souffrir.
Il existe un regard qui n’annihile pas la pensée, celui des artistes, les grands, qui élèvent ceux qui prennent un instant le temps de contempler.
Jean-Marc Coudour est de ceux là.
Photographe du monde monastique et des champs de bataille, des paysages, des couples et des singes, des crocodiles et des pratiques sexuelles extrêmes, de l’âpre et du serein, il multiplie des thèmes à priori incompatibles mais qui au fond ne parlent que d’enfermement, que de l’amour des êtres et de ce qui se passe au-delà des murs, thèmes qui sont autant de façons de nous parler du monde dans lequel nous vivons et autant de raisons d’égrener des visions impensables.
Mais que voit-il qui permette de telles images ?
Comment fait-il ?
Et puis qu’importe ?
Qu’importe qu’une fois, une seule, un moine, le dos à la lumière, dans l’ouverture d’une porte, se tourne vers lui. Sentinelle, forcément verticale, placée entre le clos et l’ouvert, c’est nous que ce moine attend.
À travers l’œil du photographe, c’est nous qu’il invite.
Une fois.
En quinze images.
Quinze images seulement.
Auteur dramatique. Sculpteur.