Ce texte de Christian Siméon a été écrit pour la publication prévue d’un portfolio composé de quinze tirages originaux numérotés/signés mais qui ne verra finalement pas le jour suite à l’indélicatesse de l’éditeur. J’ai tenu à le voir figurer ici en première ligne pour les effluves poétiques qu’il dégage et la sagacité de son auteur. Puisse-t-il être imprimé dans un prochain ouvrage !
Quinze images.
Quinze images seulement.
Tendues vers nous comme des miroirs.
Comme des questions.
Des hommes. Des femmes. Des gestes quotidiens. Des visages détournés, à peine perceptibles, à peine identifiables. Un profil entraperçu. Des corps cachés, à peine découverts le temps d’une main serrant une corde, d’une main s’élevant en prière, d’un pied nu sous l’ourlet d’une chasuble, si humain qu’il en paraît presque indécent.
Et des murs, et des couloirs, des portes, des escaliers, des marches, les lames en chevron d’un parquet, des lignes, des plans, un labyrinthe de pierre et de bois, dont les seules ouvertures vers l’extérieur dégorgent un flot de lumière comme venu de nulle part qui dessine et détermine et l’image et les êtres : des hommes et des femmes qui ont choisi de laisser leur vie se remplir de Dieu.
Un travail sans relâche.
Sans repos.
Ici pas de quiétude.
Ici pas d’inquiétude.
Tout est silence.
Tout est prière.
Ici tout est affaire de lumière.
De quête de lumière.
Celle du photographe,
Celle du photographié
Ce qui est derrière.
Ce qui est devant.
De part et d’autre de l’appareil, ces quêtes se répondent, avec la lumière comme révélateur, la lumière comme objectif.
Lumière qui n’est pas seulement ce qui montre, mais aussi la raison de ce qui est montré.
Lumière inondant le bout d’un couloir. Lumière quadrillée d’une fenêtre dessinant d’un trait blanc et nerveux le profil d’un penseur. Lumière reflétée par le bois ciré du sol, traversant une loupe, rayonnée par un vitrail, irisant la fumée d’encens d’un office, éclairant comme un Vermeer de Delft une moniale qui flotte toute droite dans un escalier, longeant une incompréhensible et symbolique ombre cassée, la sienne.
Mais aussi lumière d’un engagement spirituel et actif, d’une vie révélée.
Regardez ces images.
Regardez-les.
Elles bruissent de vie, qui l’eut cru ?
Elles résonnent de bruits de pas, de chants, de murmures, d’adorations, d’échos et de rumeurs dans le silence.
Un monde parallèle au nôtre.
Un monde qui est le nôtre.
La contemplation n’est pas inerte.
Elle est énergie.
Elle est joie.
Ici tous savent ce qu’ils ont à faire. Alors ils marchent, travaillent, réfléchissent, chantent, prient, ignorants de l’objectif qui les visent, ignorants de la présence du photographe, de la beauté dans laquelle ils se meuvent et de la beauté même qu’ils dégagent. Car la beauté est là.
Intangible.
Intemporelle.
Inexplicable car procédant du mystère.
Et là est l’art de Jean-Marc Coudour, dans ces images nées de la fulgurance, et dont le photographe est absent, forcément absent, car l’absence est condition sine qua non de tout acte créateur, de toute possibilité d’incarnation. Et c’est ce regard insoupçonné qui rend possible ces images impossibles. Qui rend réalisable ce transfert de l’intrusion, cette mise en conscience face à des choix que nous n’avons pas fait. Nous sommes de l’autre coté de l’objectif, de l’autre coté de l’œil, comme d’un miroir, à égale distance. Et nous le savons.
Ainsi par la communion de l’artiste avec ce qui l’entoure, nous nous retrouvons, intrus et spectateurs, commotionnés et actifs.
Et c’est bien notre tour.
C’est aussi notre chance.
Si la beauté la plus tranquille doit faire mal, il y a là de quoi souffrir.
Il existe un regard qui n’annihile pas la pensée, celui des artistes, les grands, qui élèvent ceux qui prennent un instant le temps de contempler.
Jean-Marc Coudour est de ceux là.
Photographe du monde monastique et des champs de bataille, des paysages, des couples et des singes, des crocodiles et des pratiques sexuelles extrêmes, de l’âpre et du serein, il multiplie des thèmes à priori incompatibles mais qui au fond ne parlent que d’enfermement, que de l’amour des êtres et de ce qui se passe au-delà des murs, thèmes qui sont autant de façons de nous parler du monde dans lequel nous vivons et autant de raisons d’égrener des visions impensables.
Mais que voit-il qui permette de telles images ?
Comment fait-il ?
Et puis qu’importe ?
Qu’importe qu’une fois, une seule, un moine, le dos à la lumière, dans l’ouverture d’une porte, se tourne vers lui. Sentinelle, forcément verticale, placée entre le clos et l’ouvert, c’est nous que ce moine attend.
À travers l’œil du photographe, c’est nous qu’il invite.
Une fois.
En quinze images.
Quinze images seulement.
Christian Siméon
Auteur dramatique. Sculpteur.
Visite interdite, tel pourrait être le sous-titre de cette exposition.
Non par goût du paradoxe, mais parce que la communauté monastique ne se visite pas, elle se rencontre. Avant d’être bâtie de pierres, elle se construit d’hommes et de femmes. C’est donc une architecture humaine que Jean-Marc Coudour, voyant mais non voyeur, nous découvre. Son langage photographique, qui tire son vocabulaire de la fixité objective et de la lumière subjective, est sans doute le narrateur le plus émouvant qui se pouvait trouver pour dire la vie cachée des sentinelles de lumière, ces moines et ces moniales guetteurs de l’illumination que le monde attend de Dieu. Avec autant d’âme que de regard, d’inclination pour la pudeur que d’investigation, en homme de longue patience aussi, Jean-Marc Coudour a tout saisi (dans le double sens de comprendre et de capter) de l’essentiel monastique : il n’y a pas dans ses photos l’ombre d’une mise ne scène, mais l’éblouissante clarté d’une mise en révélation.
Didier Decoin
de l’Académie Goncourt
S’il est possible d’écrire sur la vie et la prière contemplatives (comme Urs von Balthasar), il est beaucoup plus difficile, à mon sens, de restituer l’atmosphère d’une vie de silence et d’adoration. Il se peut que la photographie rende au mieux ce qui ne relève pas des mots : la joie d’être consacré à « l’Unique Ami » comme dit Bernanos, la vie quotidienne d’un couvent, « la prière qui est travail et le travail qui est prière ». Jean-Marc Coudour possède, par don, un œil remarquable ; il sait avec infiniment de talent saisir la plénitude d’un amour sans fin ; avec respect et tendresse, ses photographies ont la saisissante beauté de la Vérité, au point que son art de fixer sur la pellicule devient prière. L’émotion est totale, elle touche la réalité de ce monde de la lumière intérieure au point de devenir une silencieuse action de grâce. Nous sommes en présence d’un grand photographe, chose rare ; pas un « voleur d’images », un serviteur habité par l’amour du visible qui réussit à traduire l’invisibilité de l’engagement total. Didier Decoin ne s’est pas trompé quand il dit : « Dès le premier regard que j’ai porté sur elles, j’ai bien vu que les photos de Jean-Marc Coudour parlaient - je serais tenté de dire qu’elles priaient - d’elles-mêmes ». Je me souviens de cette phrase de l’écrivain : « Pour moi, il fait Dieu comme pour d’autres il fait jour » et je comprends le bien fondé, la fécondité de son échange avec le photographe... Ce livre admirable ne laissera de vous surprendre. Vous verrez des images d’amour, et sous bien des aspects, du recueillement à l’humour, de l’immobile attente à la paix sans bornes de ces sentinelles de la seule Lumière, « de l’enfantine et grave lumière de Dieu ».
Claude-Henry du Bord (Revue Etudes)
Ancien professeur d’histoire de la philosophie, critique littéraire, romancier, poète

LES SENTINELLES DE LUMIÈRE
Postface du livre par le Père-Abbé Thierry Portevin

« Non, on ne visite pas ! D’ailleurs, il n’y a rien à voir… »

C’est ce que nous répondons à ceux qui voudraient bien savoir ce qui se passe derrière les murs de nos monastères, qui voudraient bien voir qui sont et comment vivent ces hommes et ces femmes qu’ils n’aperçoivent que de l’extérieur, et anonymement rassemblés à l’église ou pour ces brèves rencontres personnelles dans le cadre, en général peu attirant, de nos parloirs.

Avec beaucoup de délicatesse et de justesse, ces photos de Jean-Marc Coudour lèvent un peu le voile de ce mystère, aussi bien pour ceux qui ne franchissent pas ces murs que pour ceux qui y vivent. Avec une étonnante connivence et un à-propos respectueux, elles révèlent magnifiquement quelque chose de l’admirable « rien » de notre vie.

Le silence que saisissent ces images et qui se fait en nous quand on les regarde, nous obligeant à nous y attarder, chose qu'on ne fait jamais dans la vie, ou si difficilement toujours pressés que nous sommes par Dieu sait quoi, nous font saisir et découvrir des détails, des gestes, des lumières, des attitudes, qui prennent alors une dimension insoupçonnée. Nous sommes amenés à voir plus loin, à ce qui est long à saisir, parce que cela ne se révèle qu’en se dérobant.

Ces lieux que l’on devine, car on ne les voit jamais pour eux-mêmes ni dans leur ensemble, mais toujours par morceaux et en fonction des personnes qui y vivent, ces personnes dont le vêtement ne laisse voir que les visages et habille les gestes les plus ordinaires comme les plus recueillis, de cette noblesse d’où est bannie toute recherche comme le souligne la lumière qui les révèle par surprise, ces visages surpris dans leur vérité solitaire, graves sans être jamais tristes, paisibles et lumineux jusque dans leurs rides, ces visages qui par leur regard se donnent sans pour autant se livrer, et nous invitent à voir comme ils regardent, ces lieux, ces personnes, ces visages, ces regards disent on ne peut plus concrètement le mystère d’une Présence, sans laquelle il n’y aurait ni moines, ni monastères; ils disent le mystère de ce Visage que ces hommes et ces femmes, ô combien dans le temps et hors du temps, cherchent inlassablement, parfois péniblement, de tout leur être et de toute leur vie ; ce Visage qu’ils n’ont jamais vu mais qui les habite, et dont la lumière, subtile et impondérable vient de l’intérieur se refléter sur le leur, et joue aussi bien avec les grâces de la jeunesse qu’avec les marques d’une longue fidélité.

Ô vous qui passez devant nos murs et aimeriez bien voir à l’intérieur ce qu’il y a, ouvrez à nouveau ce livre : ces photos vous révèlent mieux que vous ne sauriez, sans doute, le saisir vous-mêmes si vous y pénétriez, quelque chose du Visage qui justifie la vie de ceux qui y demeurent et reste, pour ces sentinelles de Dieu, la lumière qu’ils guettent dans la nuit.

P.Thierry Portevin
Abbé Président de la Congrégation de Subiaco
Ancien Abbé d’En-Calcat